Khmers rouges, le crime
LE MONDE | 18.04.05 | 14h41 • Mis à jour le 18.04.05 | 14h52
Voici trente ans, le 17 avril 1975, les "Khmers rouges", ainsi que le prince Norodom Sihanouk avait surnommé les communistes du Cambodge, instauraient à Phnom Penh une des plus meurtrières dictatures du XXe siècle. Un régime dont l'Histoire retiendra, plus que l'ironie involontaire de son nom, le "Kampuchéa démocratique", le génocide qu'il perpétra, éliminant physiquement, en quatre petites années, entre un quart et un tiers de la population du pays.
Venant dans le contexte des luttes d'émancipation "anticoloniales" et "anti-impérialistes", la tragédie frappant le peuple khmer se déroula dans une indifférence générale autour d'un pays dont les nouveaux maîtres avaient hermétiquement scellé les frontières. L'aveuglement un aveuglement dont Le Monde ne fut pas exempt prévalut jusqu'à ce que l'armée vietnamienne, pour des raisons propres à Hanoï, mette fin au régime de Pol Pot, en janvier 1979, et que les témoignages commencent à se faire jour sur la violence inouïe et la froide démence qui s'étaient emparées du Cambodge.
Cette tragédie est aujourd'hui reconnue, amplement documentée, par des historiens mais aussi par de courageux militants khmers des droits de l'homme et des artistes, tel le cinéaste Rithy Panh, auteur du documentaire S21. Mais elle est restée impunie. Si Pol Pot lui-même est mort dans un règlement de comptes entre anciens "camarades", les autres ex-dirigeants khmers rouges ne sont toujours pas passés devant un tribunal, qu'il soit national ou international.
Le procès que se sont engagés à organiser conjointement l'actuel gouvernement de Phnom Penh et les Nations unies, qui, à ce titre, engagent la responsabilité morale de la communauté mondiale, n'a toujours pas commencé. Son financement vient tout juste d'être assuré. Il est possible qu'il se tienne en 2005 ou qu'il soit encore différé à 2006. N'y figureront même pas, en principe, deux des plus visibles assassins patentés de ce régime de bourreaux. Khieu Samphan, alors chef de l'Etat en titre, et Ieng Sary, beau-frère de Pol Pot, coulent des jours paisibles dans une retraite politique que nul n'inquiète.
A la veille de cet anniversaire, l'ethnologue français François Bizot, qui fut lui-même prisonnier des Khmers rouges avant 1975, insistait dans les pages de ce journal sur le profond travail de réflexion qui s'impose toujours à propos de ce drame. Plus encore qu'aux Cambodgiens, dont le traumatisme s'explique, cette réflexion s'impose à la communauté internationale, qui n'a pas su, à l'époque, discerner l'horreur. C'est-à-dire à nous tous, individuellement comme collectivement, dans la mesure où, ailleurs, tortionnaires et illuminés poursuivent leurs basses œuvres, tandis que, trop souvent, nous regardons dans une autre direction.
Il est trop facile d'invoquer le contexte de la guerre froide, qui opposait deux camps à travers l'Asie du Sud-Est, pour passer le drame khmer rouge aux profits et pertes de l'Histoire.
Article paru dans l'édition du 19.04.05
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