Je me permets de vous soumettre ci-dessous, à l’attention des lecteurs de
Cambodge Soir, une réflexion sur l’évolution récente de la situation politique
au Cambodge que l’on pourrait intituler « Dérive totalitaire ».
Depuis les élections organisées par les Nations unies et le rétablissement de
la monarchie en 1993, le Cambodge peut se prévaloir d’une façade démocratique.
Mais cette façade présente des lézardes de plus en plus profondes montrant
l’intérieur d’un régime qui est le dévoiement d’une tentative de
démocratisation authentique. Deux facteurs sont à l’origine de ce dévoiement:
d’une part, le scrutin de liste instituant la représentation proportionnelle
intégrale (sans combinaison avec le scrutin majoritaire pour un nombre de
circonscriptions électorales) aboutit à une domination des partis sur la vie
politique au détriment des idées et des initiatives citoyennes d’origine
individuelle ou associative; d’autre part, l’absence de démocratie interne
dans des partis politiques d’origine communiste ou de type princier conduit à
la concentration de tous les pouvoirs d’Etat entre les mains d’une personne ou
d’un petit clan d’associés agissant au nom des deux partis politiques
constituant la « majorité parlementaire ».
Pendant la deuxième législature de l’Assemblée nationale (1998-2003) la
majorité parlementaire PPC-Funcinpec ne s’était pas contentée d’investir et de
soutenir un gouvernement bipartite PPC-Funcinpec comme elle l’aurait fait dans
une vraie démocratie parlementaire, mais elle avait aussi servi d’instrument
pour établir sur le même modèle gouvernemental PPC-Funcinpec (ou pire encore
PPC seul) des institutions étatiques qui sont supposées agir d’une manière non
partisane et défendre les intérêts de la nation toute entière: Conseil
constitutionnel, Conseil supérieur de la magistrature, Comité national
électoral, Autorité nationale d’audit (censée être l’équivalent de la Cour des
comptes en France). Le PSR qui représente l’opposition parlementaire, a été
exclu de toutes ces institutions censées être neutres mais composées en fait
exclusivement de représentants du PPC et du Funcinpec.
Poursuivant la dérive totalitaire du régime sur la lancée de la deuxième
législature, la même majorité parlementaire PPC-Funcinpec a, pour la troisième
législature (2003-2008), évincé le PSR – deuxième parti au plan national en
nombre de voix – de toutes les commissions de l’Assemblée nationale. Au nom de
cette majorité triomphante et de plus en plus totalitaire, le prince Norodom
Ranariddh a annoncé que le PPC et le Funcinpec allaient se partager toutes les
positions de chefs de village à travers tout le pays, excluant à nouveau le
PSR. Pourtant, lors des élections communales de 2002 qui devaient entamer le
processus de décentralisation, le PSR avait obtenu un nombre non négligeable
de voix des villageois et les conseillers communaux issus de ce parti
contrôlent un plus grand nombre de communes que le Funcinpec.
Les dirigeants politiques cambodgiens doivent comprendre que la démocratie ne
signifie pas seulement le règne de la majorité et que celui-ci ne peut être
absolu. La protection des droits des minorités est un principe tout aussi
fondamental de la démocratie. En 1933, Adolf Hitler était arrivé au pouvoir
par la voie démocratique étant donné que le parti nazi avait obtenu le plus
grand nombre de voix pour représenter le peuple allemand au Reichstag. Les
événements tragiques pour l’Allemagne et pour le monde entier qui sont
survenus par la suite sont dus largement au fait que Hitler était le plus
grand maître en matière de liquidation des minorités. Plus proche de nous dans
le temps et dans l’espace, Ferdinand Marcos aussi était arrivé au pouvoir aux
Philippines en 1965 par la voie démocratique instituant le « règne de la
majorité ». Mais par la suite, lui non plus n’a pas tardé à ne plus respecter
les droits des minorités, ce qui a conduit au bout du compte au renversement
de sa dictature en 1986 par la première manifestation au monde du « People’s
Power ».
Sam Rainsy
Sujet: LA FAÇADE DEMOCRATIQUE PRESENTE DES LEZARDES DE PLUS EN PLUS