Chronique
Thermidor au Cambodge
Jean-François Bayart
Directeur de recherche au CNRS-Ceri
Alternatives Economiques
N° 234 de mars 2005(*)
La levée de l'immunité parlementaire du leader de l'opposition, Sam Rainsy, et sa fuite en France ont jeté un jour cru, début février, sur la réalité de la « démocratie » au Cambodge.
Le retour progressif à la paix, après les accords de Paris (1991) et le ralliement ou la mort des principaux dirigeants Khmers rouges (1996-1999), est allé de pair avec l’instauration d’un régime autoritaire, sous la houlette du Premier Ministre Hun Sen. Derrière la façade du multipartisme et du gouvernement de coalition entre néo-communistes et néo-monarchistes, prévaut un processus d’accaparement de l’économie. En ce sens, le Cambodge est un cas parmi d’autres de situation thermidorienne : une fraction de l’élite révolutionnaire, en l’occurrence issue du mouvement communiste indochinois et d’un courant des Khmers rouges, se transforment en classe politique professionnalisée, coopte des éléments des anciennes élites et se constitue en classe dominante.
Mais le Cambodge se différencie d’autres situations thermidoriennes – la Chine, le Vietnam, l’Iran – par le rôle qu’y tiennent certains États étrangers, les institutions multilatérales et la société civile internationale. Le passage de la guerre à l’autoritarisme s’est effectué sous le regard impuissant des Nations unies, incapables de mettre fin à la violence politique, d’assurer la régularité des élections et d’empêcher le quadrillage du pays par le parti dominant qui contrôle 99% des conseils municipaux. En outre l’accumulation de la classe dirigeante se réalise à travers la privatisation de l’État, à laquelle participent allègrement les organismes non gouvernementales (ONG). Elle repose sur le partenariat publique - privée, prisé des bailleurs de fonds, et sur la mise en concession généralisée de l’économie érigée en mode de gouvernement, dans le secteur forestier et bien au-delà. Elle revêt une configuration patrimoniale par le rôle dévolu à la parentèle des dirigeants, par l’intéressement systématique de ces derniers aux conglomérats bénéficiaires des concessions, par le truchement d’alliance matrimoniale entre les enfants de l’élite politico-militaire et ceux des tycoons concessionnaires.
La formation d’une classe dominante, sous couvert d’un libéralisme économique débridé, s’accompagne d’une pauvreté sociale croissante, et notamment d’une augmentation du nombre des paysans sans terre. Elle se traduit aussi par la marchandisation du patrimoine archéologique, de l’éducation, de l’administration et de la justice. In fine, la violence reste un mode de régulation du marché, en matière d’appropriation ou d’exploitation foncières, dans le secteur forestier, dans la prédation des réserves naturelle, dans les industries du sexe et du textile, dans le domaine de la privatisation de la sécurité publique. Le Cambodge se targue d’être le premier pays moins avancé à adhérer à l’organisation mondiale du commerce (OMC). Mais de quelle économie de marché.