Quand l'argent ne fait plus le bonheur
21-10-2005
Cambodge Soir - Au village de Por Toch (commune de Kompong Luong, district de Pognealœu), dans la province de Kandal, on délaisse la culture du riz. Même la pêche et le commerce constituent des activités secondaires. La vie s’organise ici autour des bruits métalliques qui s’échappent de nombreuses maisons. Bourgade d’orfèvres, Por Toch signale sa spécialité par une large pancarte qui se dresse sur le bas-côté de la RN5 - une trentaine de kilomètres après avoir passé la presqu’île de Chroy Changvar - et sur laquelle on lit : “l’Alliance de l’argenterie khmère”. Une formulation qui pourrait paraître pompeuse pour un petit village qui ne paie pas de mine. Ses habitants ont cependant tôt fait de rappeler à l’ignorant qu’il se trouve dans un repaire d’orfèvres hors pair. Et dans la vitrine de leur savoir-faire s’étalent animaux, boîtes et fruits d’argent. Pour les bijoux et autres pièces de vaisselle en argent, allez voir ailleurs. Mais la réputation ne fait pas tout, et cette activité que les artisans disent tenir de leurs ancêtres est aujourd’hui menacée.
“Les carnets de commande ne se remplissent plus comme avant. Que ce soit de la part des boutiques d’argent ou des touristes qui parviennent à trouver le chemin du village, la demande baisse”, se plaint Koy Chorn, qui travaille l’argent depuis 1986. Un métier qu’il a épousé en prenant femme, initié par sa belle-famille à cet art millénaire. Sa belle-mère, Neth Thal, est la doyenne de Por Toch (lire portrait ci-contre). Son âge avancé n’a en rien ralenti sa cadence. Elle continue de répéter ces gestes que ses ancêtres accomplissaient déjà, clame-t-elle avec une pointe d’orgueil. “C’est ma famille qui la première a introduit cet artisanat dans le village, sous le Sangkum Reastr Niyum”, revendique-t-elle.
Avec un kilo d’argent, les familles peuvent gagner dans les 50 dollars une fois qu’elles l’ont chauffé, martelé, façonné et ciselé. Le travail de l’argent mobilise sept personnes dans la famille de Chorn. Elles produisent toujours un peu plus que ne l’exigent les commandes pour avoir de quoi montrer au touriste de passage. “Avec un kilo d’argent, on peut fabriquer jusqu’à 70 petites pièces”, détaille Chorn, qui dit n’avoir jamais été gagné par la lassitude. “On y passe des heures et des heures, dans la position assise, mais je trouve cette activité facile. C’est vrai qu’au début, j’ai bien trimé. Il m’a fallu tout de même trois ans avant de parvenir à maîtriser cet art! Mais regardez maintenant, j’ai la dextérité, et je peux accomplir cette tâche à l’ombre, et sans avoir besoin de rassembler un grand capital de départ puisque ce sont les grossistes qui achètent pour nous l’argent que nous transformerons”, fait valoir l’enthousiaste orfèvre, qui donne sa préférence à l’argent importé de Singapour, “plus brillant et ductile”, selon lui que celui provenant de la Malaisie ou encore du Viêt-nam, les deux autres principaux exportateurs.
Trois qualités d’argent sont proposées à Por Toch : le pur, celui à 90% et celui à 50%, les deux derniers étant alliés à un métal ordinaire. Les étapes de la fabrication n’ont pas changé au fil du temps, le façonnage de l’objet étant réservé aux hommes et la décoration finale l’œuvre des femmes. La transmission de ce savoir-faire n’a guère évolué de génération en génération et a fixé les modèles des objets reproduits à l’infini. Il faut la requête originale d’un client qui ne se satisfait pas du “catalogue” pour que ces artisans sortent de leur routine et accouchent d’une sculpture non ordinaire. Il y a peu, Chorn s’est vu réclamer un cheval au galop. “Toute la nuit, j’ai visualisé l’animal afin d’en retenir chaque trait pour l’exécuter avec plus d’aisance le lendemain. C’est stimulant de s’attaquer à de nouvelles formes, et cet exercice m’aide à gagner en adresse.” Dans le même temps, Chorn se refuse à se lancer dans la fabrication de bijoux. “Ce n’est pas ma spécialité, je laisse ça à d’autres! Nous, ce sont les légumes et les animaux.” Et en tête du palmarès, les éléphants, les canards, les lions, les citrouilles et les tomates.
Chorn a nourri un temps des velléités d’indépendance vis-à-vis des grossistes qu’il sert. Il aurait aimé se lancer de ses propres ailes, et fournir directement les marchés. “C’est tout de suite très compliqué. Il aurait fallu que je dispose d’un plus grand capital de départ, et que je puisse attendre les rentrées d’argent car les commerçants paient au fur et à mesure qu’ils éclusent la marchandise”, explique l’artisan, décidé à se satisfaire de son sort.
Avec les clients qui se font plus rares - certains évoquent encore avec nostalgie la période de l’Apronuc et de son personnel souvent très dépensier - les artisans de l’argent ont vu le prix de leur matière première grimper en quelques années seulement. Pour Chorn, la chance a tourné en 2000. “Avant cette date, on nous demandait de travailler dix kilos d’argent par mois, puis les commandes sont tombées à cinq kilos et encore...” Devant les difficultés qui s’amoncellent, une solution a émergé pour cibler les éventuels clients repoussés par le prix de l’argent, majoritairement des touristes étrangers. “A ceux-là, on propose du cuivre, bien moins cher, qu’on argente. Depuis deux-trois ans, la moitié de notre production est en cuivre”, explique Chorn.
Cette solution n’a cependant pas convaincu tout le monde. Et certains, comme le chef du village de Por Toch, ont choisi de jeter le marteau. “Une fois payé le charbon et l’essence, il ne reste plus rien!”, se plaint Heang Kun, qui estime que seules 50 des 320 familles de sa bourgade ont conservé cette activité. “Certains sont allés tenter leur chance à la capitale, d’autres dans des lieux touristiques où ils espèrent se constituer une nouvelle clientèle plus fournie.
Mais la morosité n’a pas gagné tous les habitants de Por Toch. En face de la maison de Chorn, Chum Chun affirme ne pas avoir hésité à transmettre ce savoir à ses enfants, “même s’il n’est pas source de grands revenus”, reconnaît-il. “C’était plus fort que moi. Passer le flambeau à la nouvelle génération, c’est la coutume. De toute façon, dans ce coin-là, il n’y a rien d’autre à faire.” De son atelier ne sortent que des citrouilles et des tomates. “Je ne peux pas me disperser car réaliser des épreuves revient trop cher”, regrette-t-il. Non loin de lui, sa fille de 19 ans, Vanna, affiche un certain pessimisme. Les yeux rivés sur une citrouille à laquelle elle donne vie, elle répète : “le nombre de commandes ne cesse de baisser...” Qu’importe, résignée, elle assure qu’elle se battra pour maintenir en vie cet artisanat. “Ces objets appartiennent à notre identité khmère. Il est donc important de ne pas perdre cette tradition pour la présenter aux étrangers. Les pays voisins, eux, utilisent dorénavant des machines dans l’artisanat. Si mes enfants veulent suivre ma trace, je n’hésiterai pas un instant, je leur enseignerai à mon tour ces gestes ancestraux”, clame-t-elle, gonflée d’orgueil.
La baisse d’intérêt pour ce commerce, Sovannary en fait également les frais. Patronne d’une boutique phnompenhoise d’argenterie, Sothea Khmer Silver Krafts, elle s’approvisionne notamment au village de Por Toch, et avoue volontiers que la qualité des articles cambodgiens va croissant. Le ralentissement des affaires est, pour elle, à mettre tout d’abord sur le compte de “l’actualité mondiale chaotique”, le gros de sa clientèle étant des touristes. Elle doit aujourd’hui se contenter essentiellement de personnel d’ambassades et de hauts fonctionnaires. Ensuite, elle accuse les escrocs qui auraient pullulé dans la profession et qui proposent de l’argent au rabais, vendant en fait du cuivre argenté. Une de ses consœurs, Pan Reasmey, installée un peu plus loin sur la même rue, en face de l’hôtel Cambodiana, ajoute une troisième raison à cette accalmie. “Phnom Penh est presque déserté par les touristes depuis que Siem Reap est desservie directement depuis l’étranger, et que l’étape Phnom Penh est devenue facultative.” Pour attirer le chaland, elle a mis des rabatteurs sur le coup. Des guides touristiques et des moto-dop qui conduisent jusqu’à son magasin des visiteurs, avec la promesse d’une petite commission correspondant à 10% de la vente réalisée par “leurs” clients.
Pour que l’artisanat d’argent ne meure pas, Koy Chorn rêve d’une agence qui agirait comme intermédiaire pour promouvoir leur travail et leur trouver des marchés à l’étranger. “Jusqu’à présent, aucune ONG ou association ne s’est intéressée à notre cas. Je suis sûr qu’avec un petit coup de pouce, on assurerait sans problème la pérennité de cette profession.” Une tentative a pourtant été initiée, avec un financement de l’Allemagne, en faveur des artisans de Kompong Luong.
Ung Chansophea