La femme : acteur économique et social du développement
Dans ce deuxième volet d'une série d'articles consacrés au rôle économique et social de la femme dans la société thaïlandaise, Michel Picavet, professeur à l'Edhec, s’intéresse à sa place dans le monde du travail.
Rappelons qu'en 1857, afin de maintenir son indépendance, la Thaïlande s'est ouverte partiellement au marché mondial, ce qui a abouti à une influence occidentale. Le miracle économique thaïlandais de ces dernières décades repose largement sur la participation et l'exploitation des femmes, productrices de la grande partie de la plus value industrielle, ce que ne traduisent pas nombre d'études.
Ce développement a intensifié les différences entre les régions, les classes sociales, les sexes et privilégié l'urbanisation. Le modèle du développement économique est basé sur le capitalisme patriarcal, l'économie de marché, la mondialisation avec l'ouverture des frontières aux échanges commerciaux et investissements étrangers, la diminution du rôle du gouvernement limité aux grands équilibres macroéconomiques, une industrie et une agriculture d'abord tournées vers l'exportation, l'importation de produits bruts et de biens d'équipement, le développement des services et du tourisme comme source importante de devises.
L'industrie d'exportation requiert une main-d'œuvre non qualifiée et bon marché (assemblage électronique, composants informatiques, textiles, vêtements, conserves alimentaires, bijoux, appareils électriques, chaussures…). Ces industries manufacturières qui produisent une forte valeur ajoutée à l'exportation sont le fait d'une main-d'œuvre surtout féminine.
Ainsi, dans les dix premiers secteurs à l'exportation, une très nette majorité de la main-d'œuvre est féminine (de 60 à 85% selon les secteurs), avec des salaires parfois proches du niveau de subsistance selon la qualification. La compétition internationale, parallèlement au progrès technologique, fait que le facteur capital est de plus en plus demandé par rapport au facteur travail, ce qui nécessite une main-d'œuvre plus qualifiée et moins nombreuse mais avec toutefois le besoin d'un volume stagnant de personnel non qualifié et bon marché sans possibilité de réelle évolution. Ce besoin est par conséquent satisfait par une main-d'œuvre féminine disponible sur le marché de l'emploi. Dans l'ensemble de l'industrie manufacturière, le pourcentage de femmes s'établissait à 54,5% en 2003.
Pour l'agriculture, il est absurde de dire que le travail domestique était le seul rôle des femmes, surtout dans les campagnes où elles travaillaient côte à côte avec leurs maris dans les champs, réalisaient des travaux de confection et des vêtements, et avaient donc un rôle économique important.
Les statistiques tendent à ne pas considérer les femmes d'«intérieur» dans la force de travail alors qu'elles ont toujours contribué au développement de la société. Dans un grand nombre de familles rurales où le niveau de vie est faible (et plus spécialement dans le Nord-Est), un grand nombre de femmes, réalisant des travaux domestiques et des travaux aux champs, ne sont pas rémunérées et sont donc répertoriées dans le secteur informel. Or ce phénomène est aggravé par une agriculture où, comme dans l'industrie d'exportation, le ratio capital/travail augmente, ce qui favorise la spéculation foncière et une demande du travail supérieur à l'offre. Ceci a favorisé les migrations vers les villes et surtout Bangkok, vu les besoins dans l'industrie, le tourisme, le commerce, les services. Dans le milieu rural, les femmes ont besoin de technologie, de savoir-faire, de crédits pour des projets, de formation, de marketing. Par ailleurs, les institutions locales soutiennent traditionnellement les femmes seules. Le nombre de femmes dans la population active agricole a diminué d'environ deux millions depuis 1971, et représentait 40,5% de la main-d'oeuvre en 2003, contre 48,3% en 1971 (National Statistics Office).
Les femmes travaillant dans les services (56,6% en 2003), le tourisme, la restauration, l'éducation, le secteur pharmaceutique, sont plus nombreuses que les hommes et jouent aussi dans ces domaines un rôle significatif dans le développement du pays. La guerre du Vietnam puis le tourisme ont favorisé le développement d'une industrie domestique du sexe et cette population féminine a constitué une source de devises importante. Un nombre également important de femmes a émigré comme femmes de ménage au Moyen-Orient ou au Japon, mais ce phénomène est en net ralentissement.
Ces migrations vers les villes ont eu pour conséquences des populations d'ouvrières aux moyens de défense fragilisés face aux conditions de recrutement et aux mauvais traitements. De plus, elles sont mal protégées par le code du travail, par les faibles mesures de sécurité dans les usines et sont davantage touchées par les accidents du travail.
Une loi de 1972 dit que tout employeur fixera les mêmes salaires et congés pour un travail similaire, en durée et niveau, que l'employé soit homme ou femme. Certaines lois viennent protéger le travail féminin: ainsi les travaux dangereux, les travaux dans les mines, le travail de nuit pour les femmes de moins de 18 ans sont prohibés, sauf exception.
Il y a donc davantage de femmes que d'hommes dans les postes peu qualifiés à faibles salaires dans l'agriculture ou l'industrie. Dans le Nord et le Sud du pays, les femmes sont plus orientées vers les métiers agricoles, tandis que dans la région centrale, elles occupent les «petits business» et les emplois de service. Si les femmes ne sont pas toujours vues dans les entreprises locales comme indépendantes mais dépendantes des hommes et manipulables, insatisfaites, jalouses, elles sont par contre considérées par les entreprises étrangères, comme de meilleures travailleuses, à savoir qu'elles sont généralement plus motivées, plus besogneuses, plus conciliantes en raison d'un besoin d'indépendance financière, plus stables car elles savent qui elles sont et où elles vont, et ont aussi plus de discernement. Par contre, les hommes sont qualifiés par ces mêmes entreprises étrangères en Thaïlande de plus instables et préférant travailler à leur compte.
Dans un grand nombre d'industries manufacturières et de services, les managers étrangers travaillent plus facilement avec un personnel féminin. Après la crise de 1997-1998, les femmes ont proportionnellement perdu davantage d'emplois dans le secteur manufacturier et des services. Par ailleurs, les femmes salariées réalisent souvent un travail secondaire pour se procurer un supplément de revenus.
Salaires, responsabilités, promotions
Aujourd'hui les femmes commencent à partager des responsabilités économiques autant que les hommes, ont accès à toutes les formes d'éducation et sont présentes dans tous les métiers: chauffeurs de taxi, assistantes sociales, infirmières, soldats, pilotes, ingénieurs, professeurs, docteurs, managers, «businesswomen», politiciennes…
Selon le National Statistics Office, le pourcentage de femmes en 2003 parmi les travailleurs indépendants était d'environ 35%. Parmi les femmes dirigeantes, plus de la moitié sont des travailleurs indépendants, et les autres sont pour la plupart des cadres supérieurs. Mais si dans l'industrie manufacturière, les services, l'administration, le commerce, les femmes sont très souvent considérées comme équivalentes aux hommes, notamment à l'embauche, pour les salaires, les responsabilités et les promotions, par contre les chances de progresser concrètement dans la hiérarchie seront plus lentes tant au niveau des salaires que des responsabilités selon les secteurs. Leur chance d'occuper des postes de cadres supérieurs est plus grande dans les PME et dans les firmes étrangères où l'égalité des chances est plus réelle. Dans le secteur bancaire, après la crise de 1997, les femmes ont davantage été promues en haut de l'échelle managériale après l'introduction de banques étrangères dans le capital des banques nationales et elles n'hésitent pas à changer d'employeur pour obtenir des postes plus élevés dans la hiérarchie.
Dans leurs réactions face à la crise de 1998, les femmes dirigeantes d'entreprises ont en majorité refusé de licencier ou de réduire les salaires de leurs employés. Dans les syndicats, comme dans l'administration et la politique, peu de postes de cadres sont occupés par des femmes, le leadership reste souvent masculin car les femmes ont des responsabilités familiales qui rendent plus difficiles les tâches d'organisation de meetings et les réunions sur le terrain.
Michel Picavet
Professeur à l'EDHEC, chef de projet Asie, conférencier à ABAC, auteur de plusieurs articles sur la Thaïlande dans les revues Péninsule et Journal of ABAC.
Pourcentage de femmes « cadres supérieurs » selon les sociétés
(2003/Company Annual Reports)
Conseil d'Administration Cadres Supérieurs
National Petrochemical PCL 8% 8%
Bangchak Petrolium PCL 0% 20%
Siam Commercial Bank 19% 26%
Bangkok Bank 0% 22%
Bank of Adyudhya 0% 20%
Bank of Asia 0% 36%
Standard Chartered Nakornthon 45% 33%
Arometic PCL 0% 20%
Siam Cement PCL 0% 11%
AMATA PCL 0% 29%
Thai Airways 0% 24%
Shin Corporation 11% 13%
Advance Information Services 17% 30%
Pourcentage de femmes « cadres moyen »
(2003/Bank Annual Reports)
Conseil d'Administration
Siam Commercial Bank 24%
Bangkok Bank 27%
Bank of Adyudhya 33%
Bank of Asia 61%
Standard Chartered Nakornthon 67%