Fête des eaux. Ni vainqueur, ni vaincu.
Cette année, la fête des eaux s’est achevée sans que puisse être établi un classement des pirogues. Les conditions météorologiques ont obligé le comité organisateur à annuler certaines régates si bien qu’aucun palmarès définitif n’a pu être établi. Cependant, chaque rameur a reçu 20 000 riels en guise de récompense pour sa participation aux régates. A cause des fortes vagues qui ont agité les eaux du Tonlé Sap, 43 pirogues ont coulé, un chiffre record jusque là jamais atteint. Par ailleurs, seize pirogues qui n’existaient que sur le papier ont dû être rayées de la listes des embarcations engagées.
Les autorités ont constaté une baisse de la fréquentation populaire par rapport à l’année précédente. “Peut-être à cause de la sécheresse. Ou alors parce que les gens ont craint pour leur sécurité”, suggère un des responsables du comité technique d’organisation. Cependant, aucun incident sérieux n’a été rapporté par la police.
Les observateurs ont noté que la tribune officielle, d’où le roi Norodom Sihamoni a présidé l’ouverture et la clôture des courses, été moins fréquentée que les années précédentes. Le Premier ministre n’a pour sa part pas assisté à la fête en raison de son départ pour le Laos .
Quand le srok khmer inonde les rues de la capitale
Malgré la pluie qui s’est invitée à la dernière minute, les trois jours de la fête des eaux à Phnom Penh auront une fois de plus été l’occasion de ce raout collectif où les campagnes prennent possession de leur capitale, où les arrogantes avenues du centre se mettent humblement au service d’une marée humaine soucieuse de s’auto-célébrer. Car si les festivités, plurielles, trouvent leur source dans un ensemble de références nautico-mythologiques (inversion du cours du Tonlé Sap, salutations à la lune, vie du Bouddha, voire batailles navales historiques), elles incarnent surtout ce moment unique où les Khmers venus des quatre coins du royaume goûtent le plaisir de se voir aussi nombreux et de pouvoir s’identifier, se fondre dans le collectif.
Comme chaque année, les stands commerciaux et les différentes scènes géantes se sont disputés les faveurs du chaland à grand renfort de décibels, et les supporters des pirogues ont encouragé leurs champions régionaux avec un enthousiasme proportionnel à l’opacité (pour le non-initié) qui semblait parfois accompagner le déroulement de la compétition. Toute cette agitation a en tout cas ravi Mme Chan Luy, qui mettait à cette occasion les pieds à Phnom Penh pour la première fois depuis... 1965, époque où elle avait dix ans. Sanglée dans un chemisier au style rétro, préservée du soleil comme de la pluie par son chapeau de paille, elle arpente les pelouses du jardin Hun Sen, en jurant que “si [elle] avait su que c’était aussi bien, elle aurait amené ses enfants.” Venue de la province de Kompong Cham quelques jours avant les festivités, elle devait n’être que de passage dans la capitale avant de se rendre à Banteay Meanchey. Mais ce sont les amis phnompenhois qui l’hébergeaient qui lui ont fait saisir que ce serait une faute majeure de s’en aller : “Ils m’ont dit : ‘Tu ne vas pas quitter la ville maintenant. C’est important de voir la fête des eaux, il y a beaucoup de monde, beaucoup d’attractions.’ Et c’est vrai que je n’ai jamais vu de spectacle comme celui-là à Kampong Cham.” D’autres résidents de la même province, Sambath, 20 ans, et ses trois amis ont fait le voyage sur leurs petites motos 100 cc pour pouvoir assister au festival, une première. Et ils n’ont pas regretté le déplacement : “Les gens nous disaient que la sécurité n’était pas bonne durant la fête des eaux, qu’il y avait des problèmes. A présent, je constate que les choses ne sont pas du tout ainsi”, explique Sambath.
Certains fetivaliers se révèlent être de véritables aficionados de la compétition navale : venus de la province de Takeo avec un groupe d’une dizaine d’amis et de voisins, Koy, 38 ans, se livre à toute une analyse rigoureuse sur les espérances que peuvent nourrir les équipes porteuses des couleurs de son terroir. Mais le temps fort de ce festival aura néanmoins pour lui été l’apparition du nouveau monarque, Norodom Sihamoni : “Je l’avais seulement aperçu à la télévision jusqu’à aujourd’hui. Là, j’ai pu entendre sa voix directement, au micro. C’était quelque chose d’assez prestigieux pour des gens comme moi de pouvoir l’entendre ainsi.” La présence du roi a aussi beaucoup marqué Pech, 45 ans, assise avec un groupe de quelques personnes à deux pas des grilles de la résidence royale : “J’aime le nouveau roi, je voulais essayer d’aller le voir en vrai quand il s’est exprimé. Mais c’était trop difficile, je suis avec des personnes âgées et c’est dur de se faufiler.” Car Pech est venue depuis Battambang avec sa mère, une vieille dame qui n’avait jamais vu la capitale : “Nous profitons donc d’être à Phnom Penh pour visiter la ville, regarder le Palais.” Ty, 45 ans, accompagnée de ses cinq enfants, déclare de son côté que ces derniers sont surtout attirés “par les concerts et les stands”. Ce n’est pas la première fois qu’elle vient à la fête des eaux mais d’après elle, à ce qu’elle voit, il y aurait un peu moins de monde cette fois. A supposer que cette observation soit réelle, peut-être les problèmes de mauvaises récoltes dues à la sécheresse dans certaines zones ont-elles empêché certains de se rendre en ville?
Un autre point qui a pu parfois refroidir les ardeurs de certaines familles démunies est le prix des denrées, qui tend à augmenter durant cette période. Encore que sur ce sujet, il n’y ait pas unanimité. Certains considèrent que si certains commerçants augmentent leurs tarifs, ce n’est pas nécessairement le cas de tous, ni de tous les biens. Ce n’est pas l’avis de Hieng, 25 ans, de Prey Veng, moulé dans un T.shirt d’une ONG de lutte contre la toxicomanie, qui tient lui un discours plutôt critique sur les questions entourant cette manifestation populaire : “Je ne sais pas pourquoi les prix montent ainsi pendant la fête des eaux, qui est tout de même la rencontre des gens pauvres des différentes provinces. Le gouvernement annonce une politique de réduction de la pauvreté, et regarde, les prix doublent pendant l’événement : ce qui ne coûtait que 500 riels en vaut 1000, etc.”, s’emporte-t-il. En outre, il se dit très déçu par la gestion de la propreté des rues fréquentées. “Regarde toutes ces ordures par terre. ça, c’est vraiment le point négatif de la fête. Il faudrait que les autorités installent des poubelles”, fait-il remarquer. Mais malgré les points noirs qu’il relève d’une manière quelque peu intransigeante, Hieng reste très amateur de la fête des eaux, et de son charme si particulier. “Je ne suis pas venu pour les pirogues, conclut-il. Je suis venu pour l’atmosphère.”