Bangkok : Florence Compain
[09 décembre 2004]
Cent vingt millions de cocottes en papier larguées par l'armée de l'air sur le sud de la Thaïlande : voici la dernière trouvaille du premier ministre Thaksin Shinawatra pour «pacifier» les trois provinces frontalières de la Malaisie, qui regroupent les 3,5 millions de musulmans du pays, soit 5% de la population thaïlandaise dans son immense majorité bouddhiste.
Depuis deux semaines, tout un peuple s'affaire à des pliages savants pour «aider la nation en difficulté». Les colombes «apportent la paix et l'espoir à ceux qui posent le regard dessus», selon la propagande gouvernementale. Le premier ministre a même dédicacé son oiseau et promet une bourse ou un emploi à celui qui le récupérera.
Il ne se passe pas un jour sans que les journaux thaïlandais ne rapportent des échauffourées dans le Sud. Depuis le 4 janvier dernier, quand des centaines d'armes ont été volées dans un entrepôt militaire de Narathiwat, plus de 540 personnes ont péri. Les bonzes sont égorgés, les saigneurs d'hévéas décapités, les écoles incendiées et personne ne sait qui se cache derrière ces troubles. Tout cela à quelques centaines de kilomètres des paradis touristiques de Phuket et Krabi.
Après la tragédie de Tak Bai, lors de laquelle 78 manifestants musulmans sont morts étouffés après avoir été entassés dans des camions militaires le 25 octobre dernier, le Sud-Est reste très perplexe devant ce message de paix. Il en faudra plus pour convaincre. Ici, on se repasse en boucle les cassettes vidéo de l'assaut donné par les militaires sur les manifestants de Tak Bai, où l'on voit des forces de l'ordre frapper et piétiner des détenus allongés face contre terre les mains liées dans le dos. Et par mesure de représailles, l'organisation unie de libération de Pattani (Pulo), ancien mouvement historique du séparatisme dans le Sud, met à prix la tête d'élus locaux.
Si la Jemaah Islamiyah, réseau asiatique d'al-Qaida, n'a pas encore réussi à noyauter le sud de la Thaïlande, l'ancien sultanat de Pattani, rattaché au royaume du Siam en 1909, «pourrait devenir un nouveau foyer du terrorisme islamiste», estime Panitan Wattanayagorn, spécialiste des problèmes sécuritaires à l'université de Chulalongkorn à Bangkok. Les services de renseignement américains redouteraient une attaque suicide le mois prochain, selon une source thaïlandaise. Ils ont déjà formé plusieurs unités de police thaïlandaises à la gestion d'un attentat similaire à celui de Bali (qui a fait 202 morts en octobre 2002).
Pour Pravit Rojanaphruk, éditorialiste du quotidien The Nation, c'est l'histoire d'un leurre savamment orchestré. Après ce lâcher de cocottes en papier, qui célèbre aussi l'anniversaire du roi vénéré Bhumibol Adulyadej, qui avait demandé au premier ministre d'avoir la main moins lourde dans le Sud, «la paix n'a bien entendu aucune chance d'aboutir (le même jour un ancien procureur a été abattu, une bombe a explosé blessant un soldat, et une école a brûlé). Par contre, le premier ministre Thaksin aura les coudées franches pour annoncer une répression».
La manière forte est d'ailleurs approuvée par la majorité des Thaïlandais. «Ce sont d'autres volatiles que nous aurions dû envoyer aux musulmans du Sud, des poulets contaminés par la grippe», est le genre de message que l'on peut lire sur les sites Internet thaïlandais. Il n'y a guère que quelques militants des droits de l'homme ou des universitaires pour suggérer que l'origine des troubles pourrait être la politique d'enlèvements, de répression musclée des manifestations et d'assassinats extrajudiciaires menée par les forces de l'ordre. Le premier ministre, lui, est assuré d'une réélection facile aux législatives du début 2005.