CAMBODGE - INCURIE JUDICIAIRE ET DROITS SOCIAUXLes Cambodgiens craignent la police et le système judiciaire : corrompus, mal formés et contrôlés par le pouvoir exécutif, policiers et juges cambodgiens sont davantage un danger qu’un recours pour la société. Deux hommes en font l’amère expérience. À l’issue d’un procès entaché d’irrégularités de A à Z, ils ont été condamnés à 20 ans de prison pour un meurtre qu’ils n’ont pas commis.[size=-1]Des policiers en civil inspectent la dépouille du dirigeant syndical Chea Vichea,
qui vient d’être assassiné, le 22 janvier 2004, à Phnom Penh. © AFP[/size]
L’enquête consécutive au meurtre du syndicaliste Chea Vichea est une illustration typique de l’indigence de la justice cambodgienne. Président de la FTUWKC [1], Chea Vichea était aussi un proche du principal parti d’opposition, le SRP [2]. Il n’avait de cesse de dénoncer les violations des droits des travailleurs cambodgiens, l’impossibilité de mener une vie décente avec des salaires de misère. Le 22 janvier 2004, alors qu’il lisait son journal près d’un kiosque du centre de Phnom Penh, Chea Vichea était abattu à bout portant par un homme qui prenait ensuite la fuite sur une moto conduite par un complice.
Cet assassinat a suscité de vives protestations internationales et nationales. Chea Mony, frère de Chea Vichea, a pris sa succession à la tête de la FTUWKC et menacé d’organiser une manifestation de grande ampleur dans les rues de Phnom Penh si les coupables n’étaient pas retrouvés et jugés rapidement. Le pouvoir a pris peur devant cette menace, beaucoup soupçonnant les autorités ou le patronat d’être derrière l’assassinat. Il fallait vite trouver des coupables pour apaiser la colère populaire. Quelques jours plus tard, la police a annoncé l’arrestation de deux présumés coupables : Born Samnang et Sok Sam Oeun. Présentés à la presse, les deux hommes ont clamé leur innocence. L’un d’eux, Born Samnang, a affirmé que ses aveux avaient été arrachés sous la torture. Le juge chargé de l’instruction a classé l’affaire sans suite par manque de preuves, avant d’être démis de ses fonctions.
PREUVE = TORTURE Le 1er août 2005, le tribunal de Pnomh Penh a donc condamné les deux hommes à 20 ans de prison sur la base des aveux extorqués à Born Samnang. En dehors de ces aveux forcés, aucun élément de preuve liant les deux hommes au meurtre n’a été présenté au procès. En outre, Born Samnang disposait d’un alibi : il célébrait le Nouvel An chinois en compagnie de sa fiancée à une soixantaine de kilomètres lieu du crime le jour de l’assassinat, de nombreuses personnes pouvant apporter leur témoignage. Certains de ces témoins ont cependant été intimidés par les policiers. Amnesty International à joint sa voix à d’autres ONG pour, avec la FTUWKC, réclamer la libération immédiate de Born Samnang et Sok Sam Oeun, ainsi que l’ouverture d’une nouvelle enquête qui donne des gages d’impartialité et d’indépendance.
AU MAUVAIS ENDROIT, AU MAUVAIS MOMENT Outre le manque de volonté du pouvoir cambodgien de voir se mener une véritable enquête pour trouver les vrais coupables, il est légitime de se demander pourquoi le couperet est tombé sur Born Samnang et Sok Sam Oeun. La seule réponse est qu’ils se sont apparamment trouvés au mauvais endroit au mauvais moment. Quelques semaines avant son arrestation, Born Samnang avait connu de gros problèmes professionnels. « Il était représentant pour une société pharmaceutique et avait commis quelques erreurs commerciales, explique Noun Kim Sry, la mère de Born Samnang. La société lui réclamait le remboursement de 5 080 dollars perdus par sa faute. Lorsqu’il est venu me raconter ça et lorsque j’ai compris que la société pourrait se retourner contre notre famille s’il ne parvenait pas à payer, je suis entrée en colère. Mon mari m’a abandonnée voici longtemps, je suis seule et j’ai la charge de cinq enfants. Je suis pauvre. Pour protéger ma famille, pour éviter de devoir vendre nos biens, j’ai demandé à l’une de mes filles de déposer à l’administration communale un formulaire par lequel je déclarais ne plus reconnaître Born Samnang comme mon fils. Elle est revenue un peu plus tard en me disant que des employés avaient comparé la photo de mon fils sur ce formulaire et le portrait robot des assassins de Chea Vichea, affiché sur le mur de leur bureau. Les visages sont très différents, mais j’ai immédiatement eu un pressentiment. J’ai renvoyé ma fille pour récupérer le formulaire, mais les employés n’ont pas voulu le rendre ».
Les policiers ont arrêté Born Samnang quelques jours plus tard. « Ils ont battu mon fils pour qu’il avoue être le meurtrier de Chea Vichea, mais il ne l’a jamais reconnu. Ils lui ont dit qu’ils savaient qu’il avait de gros ennuis, que j’avais voulu le renier, que sa fiancée était elle aussi en prison et que ses problèmes s’arrangeraient plus tard s’il avouait le crime. Comme il refusait toujours, ils ont pris sa main et ont apposé son emprunte digitale en bas d’un document écrit. Je ne sais pas ce qui était écrit, mais c’est à ce moment qu’il a été présenté à la presse comme le coupable qui venait d’avouer le crime. Je m’en veux beaucoup. Si je n’avais pas réagi si vivement lorsqu’il m’a annoncé son problème, jamais ils ne se seraient servi de sa situation pour l’accuser ainsi ».
S.G.
Dernière modification le : 31 août 2006
Notes
[1] Trade Union of Workers of the Kingdom of Cambodia.
[2] Sam Rainsy Party, parti politique organisé autour de la personnalité de l’opposant Sam Rainsy.